Deux raisons structurelles expliquent ce désintérêt: la présence de plus en plus attendue de Marine Le Pen au second tour, en même temps que son inaptitude supposée à l’emporter face à un Front républicain qui se mettra nécessairement sur son chemin. Dès lors, tous les autres candidats n’ont qu’une stratégie : atteindre à tout prix le second tour pour l’emporter facilement contre l’extrême-droite.
Cependant l’offre électorale inédite, les dynamiques en cours, le climat de cette campagne font que deux hypothèses ne peuvent être exclues: l’absence de l’extrême-droite au second tour, si deux candidats arrivent à faire un score suffisamment important, ou même sa victoire finale. Dans ce contexte, il n’est pas inintéressant de se pencher sur les différentes hypothèses de second tour, et sur ce qu’elles signifieraient sur le plan des rapports de forces politiques.
Première hypothèse : une confrontation Hamon-Fillon, ou le retour du clivage gauche-droite
Cette configuration gauche-droite classique est sans doute la moins probable, même si on ne peut l’exclure totalement: d’une part car François Fillon ne s’est pas totalement effondré comme on aurait pu le penser, d’autre part car Benoît Hamon pourrait profiter d’une alliance avec les écologistes et d’un affaiblissement d’Emmanuel Macron, dont l’électorat reste très mouvant. Une telle configuration de second tour verrait la confrontation traditionnelle entre “peuple de gauche” et “peuple de droite”, avec les électeurs centristes, sans proximité partisane ou d’extrême droite en arbitres. La gauche devra parler à sa gauche et son centre pour l’emporter, la droite à sa droite et son centre.
Dans ce cas de figure, la capacité de Benoît Hamon à rassembler la gauche pose question. Certes, le candidat socialiste a évacué le bilan du quinquennat: à peine 19 % des Français le considèrent comme l’héritier de François Hollande. Le candidat socialiste peut donc en toute hypothèse incarner une certaine “rupture”, comme Nicolas Sarkozy en 2007. Mais le candidat socialiste peut-il espérer rassembler “deux gauches irréconciliables”, entre une gauche de la gauche toujours méfiante vis-à-vis du Parti socialiste, et un centre-gauche méfiant sur la “faisabilité” de son programme? Et sur quel positionnement?
François Fillon n’est pas en reste, avec un programme qui n’a pas été pensé pour une opposition gauche-droite classique. Si le candidat LR a pu être élu sur une telle ligne jusqu’au-boutiste (fin des 35 heures, suppression de 500.000 postes de fonctionnaires, Sécurité sociale…), c’est parce que dans l’imaginaire collectif la droite était assurée de gagner à l’automne. Pourquoi, dès lors, s’embarrasser d’un programme consensuel quand les circonstances n’ont jamais été aussi favorables à une “grande révolution libérale”? Ce fut, même inconsciemment, le calcul de nombreux électeurs de la Primaire, impatients d’en découdre avec la gauche bien-pensante, la fiscalité, la fonction publique et les syndicats. Mais les circonstances ont bien changé, et le programme de François Fillon apparaît aujourd’hui trop radical pour espérer rassembler au-delà des seuls sympathisants LR.
En d’autres termes, une confrontation Hamon-Fillon ressemblerait probablement à une pure confrontation idéologique entre une droite accusée d’ultra-libéralisme, et une gauche perçue comme utopiste, dépensière, et mettant à mal la valeur travail avec le revenu universel. Nous n’y sommes toutefois pas encore.
Seconde hypothèse: Emmanuel Macron contre François Fillon, ou la “revanche du centre”
Autre cas de figure, une confrontation entre Emmanuel Macron et François Fillon, ou même Benoît Hamon. Dans un tel cas de figure, le candidat d’En marche aurait un avantage majeur: la capacité à rassembler au-delà d’un camp. En d’autres termes, Emmanuel Macron ne devrait pas avoir de mal à rassembler la gauche et le centre face à François Fillon, ou la droite et le centre face à Benoît Hamon, dont les deux programmes sont très clivés idéologiquement.
Ce pari d’un centre largement gagnant au second tour fut celui de François Bayrou, donné gagnant en 2007 dans le cas d’un face-à-face contre Nicolas Sarkozy. Mais François Bayrou ne fut pas au second tour, précisément car une partie de son électorat potentiel, éclectique et volatil, avait fini par lui faire faux bond. Emmanuel Macron réussira-t-il à conjurer cette “malédiction du centre”, majoritaire dans l’opinion publique mais minoritaire dans les votes? Il devra d’abord accéder au second tour.
Troisième hypothèse: Marine Le Pen vaincue, à moins de réussir l'”alliance des droites” ou l'”alliance anti-libérale”
Toutes les autres configurations de second tour font intervenir Marine Le Pen, avec le plafond de verre que l’on connaît, même si ce dernier est de plus en plus haut: moins de 20 % en 2002, autour de 40 % aujourd’hui. En réalité, les données dont nous disposons montrent que la progression du Front national en cas de second tour reste “contenue” par deux types d’opposition:
Une opposition que l’on pourrait qualifier de “progressiste”, essentiellement opposée à la xénophobie. C’est le fameux “Front républicain” allant de Nathalie Kosciusko-Morizet à Olivier Besancenot. S’il a été fragilisé ces dernières années, les dernières élections régionales ont montré qu’il reste efficace en dernier recours;
Une opposition que l’on pourrait qualifier de “réaliste”, rejetant le FN au nom du “bon sens” économique: elle est plutôt présente au sein d’une droite conservatrice et plutôt âgée qui s’est rapprochée du Front national sur les valeurs mais qui continue de s’opposer à sa politique économique.
Face à ces deux oppositions allant de l’extrême-gauche à la droite conservatrice, Marine Le Pen peut-elle dépasser les 50 %? Seules deux possibilités le permettraient: convaincre l’une de ces deux oppositions de voter pour elle, ou faire en sorte qu’elle ne se mobilise pas en masse contre sa candidature.
D’un point de vue sociologique, cela signifie, dans le cas d’une confrontation Fillon-Le Pen, convaincre les catégories populaires de gauche que le programme de François Fillon les menace davantage que celui du FN, et qu’il ne sert à rien de voter pour ses valeurs contre ses conditions de travail. C’est-à-dire former une sorte d'”alliance antilibérale” contre-nature.
Dans le cas d’une confrontation entre Marine Le Pen et l’un des candidats “progressistes” (Emmanuel Macron ou Benoît Hamon), il lui faudrait convaincre les retraités de droite que la gauche menace davantage leurs modes de vie, leurs traditions et leurs économies que le FN. Et réaliser cette “alliance des droites” que le surmoi gaulliste de la droite républicaine a toujours rejeté depuis 1945.
Certes, les sondages d’opinion montrent qu’aujourd’hui ces dynamiques restent insuffisantes à faire gagner la candidate du Front national, qui ne progresse que de 10 à 15 points entre les deux tours. Mais qu’en sera-t-il en mai prochain, face à un candidat de droite affaibli, un candidat socialiste en proie aux divisions de son camp, ou encore Emmanuel Macron dont le positionnement aura été attaqué par la droite comme par la gauche? Comment ces candidats ressortiront d’une campagne sans concession, et seront-ils en capacité de rassembler?
Si aujourd’hui l’élection de Marine Le Pen n’est pas l’hypothèse la plus probable, il est en revanche certain que l’extrême-droite n’a jamais bénéficié par le passé d’un contexte politique, social et international aussi favorable. Face à ces incertitudes, il est essentiel de ne pas se focaliser uniquement sur les seules intentions de vote de premier tour, mais aussi d’envisager ce que pourront être les rapports de force politiques le 24 avril prochain, au lendemain du premier tour. Et ce qu’ils signifieront, selon le cas de figure, sur la recomposition politique en cours et l’avenir de la France.